lundi 30 octobre 2006

Inconnu(e)

Devant son miroir, Marla se regarde et se dit que finalement, la frange, ça lui va mieux. Elle se prépare avec beaucoup d'attention car ce soir, elle va faire des envieux. Ce soir, elle va tenir un rôle qu'elle n'avait pas tenu depuis quelques mois. Ca lui avait drôlement manqué.

Marla regarde le reflet de la lampe dans ses yeux noirs. Elle inspecte son nez, s'il n'est pas marqué de trop d'imperfections. Elle admire les cils qu'elle a pris soin de séparer un à un avec son nouveau mascara. Elle corrige la couleur sur sa paupière : le noir a légèrement coulé et le rouge n'est pas assez intense à son goût. Ses lèvres. Elle fait de légères grimaces avec elles afin de trouver quelle moue va lui servir au mieux pour attirer le chacal. La longue veste noire qu'elle va mettre semble mettre en valeur son corps dissimulé sous une robe qui épouse les formes voluptueuses dont elle dispose. Ce soir, Marla se prépare comme si c'était le soir le plus important de sa vie. Son sac contient tout ce qu'il faut. Elle aura de quoi se remaquiller, de quoi se rafraîchir l'haleine, de quoi se moucher, de quoi payer ce qu'elle va consommer. Elle réajuste ses chaussures, ses cheveux, son sourire et sort de la maison.

Elle se dirige vers la voiture de son père. Elle lui a subtilisé les clefs pendant qu'il était affalé sur le canapé, probablement en train de mourir de sa cirrhose du foie, espérait-elle... Elle met le contact. Elle enfourne un cd. Elle démarre, sort de l'allée et commence à chanter. Un vieil air jazzy des années soixante-dix sur lequel An chante. An est une chanteuse que Marla apprécie parce qu'elle dégage une énergie en concert qui l'impressionne à chaque fois. A la fois victime et impériale. Marla est comme ça. Marla possède cette ambiguïté aussi. Alors elle continue à chanter. Elle passe devant la salle des fêtes de la ville, devant la maison d'Alyssa, près de la vieille ferme et sort de la ville. Elle est confiante. Elle ressemble à une grande dame. Elle a 21 ans et est persuadé qu'elle a toute la vie devant elle. Elle rêve de chansons, de films hollywoodiens, d'hommes riches, beaux et célèbres. Riches étant tout de même ce qu'elle aimerait le plus. Marla n'est pas son véritable prénom. Josie ne lui correspond pas. Marla, c'est sensuel et mystérieux. Et c'est un prénom pour une brune. Depuis qu'elle s'était mise à teindre ses boucles blondes en noir ébène, elle avait effacé toute trace de Josie. Elle repensait, tout en longeant le fleuve, dépassant la limitation de vitesse, aux premières personnes qui eurent l'honneur de l'appeler ainsi. C'était bien la première fois qu'elle remerciait son père d'avoir déménagé. Mais que pouvait-il faire d'autres ? Résider à tout jamais dans la maison où sa femme avait mis fin à ses jours ? Revoir cette scène encore et encore en rentrant dans la cuisine, la pièce qu'il avait affectionné depuis sa plus tendre enfance... Désormais, il vivait sur le canapé, à l'abri des tâches de sang ou de sauce tomate. L'alcool le conserverait mieux qu'un rôti de porc, se convainquait-il. Peu importe, Marla avait pu s'enfuir de ce trou à rat et elle en était ravie.

De l'ambition, elle en avait. Elle arrive à la vieille ville. L'architecture y est plaisante. Elle peut jouer son personnage à fond. Marla la belle, celle qui ne craint rien. La prédatrice, comme cette magnifique femme dans le film qu'elle avait vu il y a trois ans. Oui, Marla est une femme fatale. Elle va garer sa voiture un peu plus loin que sa destination. Elle prend soin de vérifier sa coiffure, sa nouvelle frange, cette mèche qui va mettre son regard en valeur. Puis elle descend. Le café-concert n'est pas loin. Elle se dirige en pensant à sa démarche, minutieusement calculée, chronométrée presque, mais dansante. Parce qu'il faut qu'on la remarque d'un regard. Il est absolument vital qu'en rentrant elle donne l'impression de posséder l'endroit. Elle l'a bien retenu. Et c'est comme ça que la suite est joué d'avance. Marla ne bouge pas la tête, elle avance, ne bouge que son regard. Celui-ci donne de l'espoir aux hommes qui la regardent. Il s'arrêtera sur sa future conquête. Marla est venue ce soir en tant que chasseuse, non en tant que chassée. Et son air impérial ne dément pas ses intentions. Elle s'assoit au bar. Elle commande, en n'omettant pas de faire de l'oeil correctement au serveur qui se trouve être dans la même faculté qu'elle. Elle espère qu'il sera le seul ce soir à savoir qu'elle n'est pas une vraie lady. Elle inspecte son verre, repose son sac près de ses pieds et attend. Elle regarde dans le miroir qui se trouve non loin d'elle. Le groupe qui joue ce soir n'est pas très connu. C'est un groupe qui vient de loin pour se faire connaître. The Phoenix. C'est joli comme nom, tiens.

Un jeune homme vient s'asseoir à ses côtés. Il commande, il a le regard dans le vide. Préoccupé, les pensées vagabondantes, il ne prête pas attention à ce qui se passe autour de lui. Il boit son verre, petit à petit. Il se sent seul mais ne veut pas de charité. Son monde ne se limite plus qu'à ce qui est à la portée de son nez. Il n'a envie de rien. Il souffle comme si le monde allait à sa perte, que tout espoir n'existait plus en lui. Il semble triste, fait des moues d'enfants avec ses lèvres, remue son verre comme s'il n'était pas à peine entamé, mais bel et bien presque vide. Il fronce les sourcils, semble réfléchir à s'en torturer.

Marla l'observe et se prend d'amitié pour lui. Peut-être qu'elle n'est pas là pour traquer ce soir. Sa foi dans le Destin la pousse à croire que s'il s'est assis là, ce n'est pas par hasard, que si elle est sortie pour venir ici, si cette pulsion l'avait amené à côté de cet homme, ce n'était pas sans raison. Cette foi presque déraisonnée qui explique tout.

Elle se pince les lèvres, réfléchit et puis merde ! Elle s'approche, tente d'entamer la conversation de manière banale.

- Salut !
- Salut.
- Tu viens souvent ?
- J'sais pas.
- Ca va pas ? Tu veux que je te laisse tranquille ?
- J'sais pas.
- Me voilà bien avancée...
- Désolé, j'ai pas vraiment la tête à jouer le jeu de la drague habituelle.
- Ca se voit.
- En plus, toi, visiblement, t'es venue pour chasser du gros gibier... J'vois même pas pourquoi tu te fais chier à vouloir faire du social avec un mec qui ne croit désormais plus qu'en son verre.
- Chasser du gros gibier ?
- En plus, t'es nombriliste.
- Tu cherches à me faire fuir ?
- A toi de voir. Tu fais comme tu veux.

Ils restent côte à côté à boire sans parler. Il regarde parfois si elle allait partir et elle, elle regarde s'il a bientôt fini son verre. Elle espère qu'il va rester toute la nuit. Il a l'air intelligent. En tous cas plus qu'elle. Les hommes plus futés qu'elle la fascinent. Lorsqu'elle était enfant, des psychiatres lui avaient dit qu'elle avait un quotient intellectuel élevé. En conséquence, très peu de personnes ne pouvaient l'égaler ou la surpasser, pensait-elle. Elle avait eu tort bien des fois mais jamais ça n'avait ébranlé ce dont elle s'était persuadée.

Pendant trois heures, ils ont joué à celui qui finira son verre le dernier. Finalement, c'est lui qui lâche prise. Il avale la dernière gorgée. Prend ses affaires, se lève, la regarde avec un air de mépris, marche vers la sortie mais prend le temps de dire "Alors tu viens ?".

Pas le temps de réfléchir s'il le faut ou pas. Elle prend ses affaires, ne semble même pas surprise de répondre sans se rebeller, le suit. Il la prend par la main et la mène jusqu'à sa voiture. Il la prie de monter. Il fait de même, démarre, sort du parking et fonce sur la route à toute allure comme si la vie d'un proche en dépendait. Il l'emmène dans une grange. Une grange bien spéciale. Le trajet se passe sans un bruit ni de l'un, ni de l'autre. Comme au bar, ils ne parlent pas. Ils arrivent, descendent, marchent jusqu'à la grande porte en bois. Hadrien la pousse et montre l'endroit, très pittoresque, à Marla. C'est très campagnard. Ils ont roulé longtemps mais ça méritait le détour. Hadrien la saisit par le cou, l'embrasse fougueusement. Hadrien se laisse aller, pour une fois. Il ne veut pas de ces soirées sanglantes où il faut travailler après s'être amusé. Là, il veut trouver le plaisir sans faire de ménage, sans trouver un endroit secret, sans réfléchir à l'alibi, aux preuves, à tout ce qui est pourtant amusant pour lui. Pour une fois, il veut s'amuser. Il veut vivre sans calculer.

Marla se laisse prendre au jeu. Elle l'a suivi, elle ne sait pas où elle est, sauf dans ses bras. Il est mystérieux, il est beau et dieu qu'il embrasse bien ! Elle se laisse coucher dans la paille, se laisse prendre par la fougue du moment. Sa robe est déchirée. La frange n'est plus en place mais on s'en fout. On s'en fout. Le plus important, c'est qu'ils vivent le moment.

Hadrien a fait l'amour pour la première fois de sa vie sans avoir rien calculé. Il ne connaît pas le prénom de cette jeune femme allongée à côté de lui. Il ne connaît pas sa famille, ne connaît pas ses amis, ne sait rien d'elle. Et ça fait du bien.

mardi 10 octobre 2006

Thanatos pour deux

A 16 ans, je me suis faite tabasser. C'était un mec vexé. Il m'avait fait des avances à une fête. Enfin c'était la première fois. Par la suite, il a continué. Ca avait viré à l'obsession. Apparemment, c'était moi et rien d'autre. Il se postait à la sortie de mes salles de cours pour me demander si on pouvait se voir le soir. A chaque fois, j'essayais de décliner gentiment. A chaque fois, il revenait. C'était épuisant. J'en ai parlé à Hadrien en lui faisant promettre de ne pas en parler à Alexandre. Alex aurait pu le tuer juste pour avoir posé les yeux sur moi. Hadrien a un peu plus de jugeote. Attention, je dis pas que je trouve Alex stupide mais disons que des fois il est très impulsif. Je voulais régler cette histoire toute seule donc j'en ai juste parlé à Hadrien pour qu'il me donne des conseils ou qu'il sache où trouver un responsable au cas où il m'arriverait quelque chose.
Le mec a pas arrêté de me coller. Il se foutait à la table derrière moi quand je mangeais, il me suivait quand je rentrais chez moi. Et à chaque fois, soit il me surveillait, soit il venait pour discuter, pour me demander si le soir j'étais libre. Au bout de trois semaines, j'en ai eu marre. Je l'ai envoyé chier en lui disant qu'il n'était pas pour moi, que je n'étais pas pour lui, qu'il ne fallait pas qu'il perde son temps avec moi et qu'il fallait qu'il me fiche la paix parce que j'avais l'impression d'être harcelée. Il a prétexté qu'il fallait absolument qu'il m'ait, que l'on soit ensemble. Je sais même pas s'il se rendait compte à quel point il était dérangé !
Ce connard s'est pointé à une fête où il n'était même pas invité. On était chez Alyssa. Elle a une grande baraque. Enfin voilà quoi, c'était une fiesta sympa entre potes du lycée qui avait eux-même ramené des gens mais on savait qui devait venir et lui n'était pas prévu au programme. Je l'ai vu arriver dans la cuisine. J'y étais avec un mec qui me plaisait à l'époque. Y'avait un pote à lui et tous les trois on discutait. Il s'est pointé, a voulu s'incruster dans la conversation. J'ai prétexté que je devais retrouver Alyssa dans le jardin pour me casser et le laisser avec les deux autres mecs. Même s'il y avait ce mec mignon, c'était pas une raison pour supporter la présence de ce taré. Je me suis donc éclipsée. J'étais dans les escaliers pour rejoindre la salle de jeux du frère d'Alyssa où il y avait les manteaux et les sacs pour récupérer mes affaires et me tirer aussi discrètement que possible. J'ai vu qu'il était derrière le mur du couloir et qu'il me regardait monter. Il n'y avait que deux personnes, qui étaient occupés dans la chambre des parents, à l'étage. J'ai chopé mes affaires aussi vite que possible pour pouvoir redescendre en vitesse mais il était là. Il était monté. Il me regardait avec un air malsain. Et il s'est jeté sur moi. Il a voulu me forcer à lui céder. J'ai pu me dégager en lui foutant un coup sur la tête avec la grande lampe à côté du meuble à jeux vidéos. Je lui ai dit qu'il allait le regretter et je suis partie.
J'ai raconté à Hadrien ce qui s'était passé. Il m'a dit que probablement il n'en resterait pas là. Je pensais qu'il allait avoir peur que je raconte cette histoire aux flics, qu'il allait me foutre la paix. Hadrien voulait qu'on en parle à Alexandre.
Le lendemain, à la sortie des cours, il était là. Il me regardait m'éloigner du lycée à pied. J'ai cru qu'il ne m'avait pas suivi. Sur quelques mètres, je pensais être seule mais il m'a attrapé par le cou et le bras, il m'a tirée jusque dans le fossé et il m'a cognée en me traitant de sorcière. Il hurlait qu'il était impuissant que c'était ma faute. Ma faute à moi saleté de sorcière. Je l'avais envoûté, moi, la connasse, adoratrice de Satan. Il ne pouvait plus bander et j'allais crever.
J'ai cru que j'allais mourir mais il m'a laissée tranquille. Je pouvais encore marcher mais j'ai préféré ne pas bouger, attendre qu'il soit suffisamment loin, appeler Hadrien qu'il vienne me chercher.
On a été à l'hôpital. On m'a soignée. J'ai porté plainte. Maman était calme. Elle disait que j'étais vivante et que j'irai mieux, que c'était le plus important. Papa pleurait de rage. Il hurlait aux policiers qu'il fallait le coincer. Qu'il fallait le foutre en taule. Alexandre me regardait l'air grave. Il a chopé Hadrien et ils se sont disputés. Je crois qu'il reprochait à Hadrien de ne lui avoir rien dit. Papa hurlait et mes frères se disputaient. Maman était sereine. Sa fille venait de se faire tabasser dans un fossé mais elle disait que tout irait bien. J'avais une envie de vengeance. Les flics ont dit qu'ils avaient envoyé une patrouille pour l'interpeler.
Les flics ne l'ont pas trouvé. Les flics ne l'ont jamais retrouvé. D'abord parce que ce fils de pute savait bien qu'il allait les avoir au cul. Il s'était planqué. Ensuite parce que mes frères, partis se disputer, ne sont revenus à mon chevet que quelques heures plus tard en m'annonçant que j'étais libre. Enfin parce que la chaux, ça attaque bien et que les porcs de l'élevage à la sortie du village où ce connard habite ont eu à bouffer. J'avais entendu dire qu'ils aimaient les os. Bah j'peux vous dire que c'est vrai.